Chapitre 33
Dans sa prison, Amanda Sullivan lisait une revue étendue sur son lit. Elle était seule.
— Trsiel ? (Je me penchai dans le couloir et haussai la voix.) Trsiel ?
Un petit visage apparut dans une cellule un peu plus loin. Je souris.
— Tiens, George. Tu as vu Trsiel ? L’homme qui était ici avec moi un peu plus tôt ? Il fait à peu près cette taille…
George me prit par la main et m’entraîna hors de la cellule, puis la lâcha et fila en direction du bout de la rangée. Cette fois encore, il me conduisit au sous-sol en descendant au bas de la vieille échelle, puis le long de l’étroit couloir qui menait à sa pièce au trésor. Je commençais à soupçonner que c’était là que nous nous rendions, et je m’apprêtais à l’interroger de nouveau sur Trsiel lorsque George s’arrêta. Il regarda des deux côtés, puis plongea dans une sorte de conduit d’aération. Il m’était impossible de me glisser là-dedans, mais je fis semblant pour lui au lieu de traverser le mur.
On émergea en bas d’un escalier, dans le sous-sol où Trsiel nous avait « téléportés par erreur » un peu plus tôt. Si la vue de cette pièce ne m’était pas familière, l’odeur d’excréments de chauve-souris l’était bel et bien. George fit semblant d’ouvrir une porte sur sa gauche. Puis il se retourna vers moi et fit un grand geste en direction de la pièce située au-delà, avec un large sourire. J’y aperçus Trsiel qui nous tournait le dos.
Avant que je puisse remercier George, il me frôla et fila de nouveau, retournant à Dieu sait quelle aventure j’avais interrompue.
Je regardai Trsiel. Il faisait les cent pas dans la pièce vide, yeux baissés, mains fourrées dans les poches, épaules voûtées. Quand il se retourna dans ma direction, il me vit et s’arrêta net. L’espace d’un instant, il resta simplement planté là à me regarder. Puis il s’avança lentement d’un pas.
— Eve ?
C’est vrai que l’éclairage n’était pas terrible en bas, mais je me tenais à moins d’un mètre de lui.
— Heu, oui, répondis-je en agitant la main devant son visage. J’ai tellement changé depuis hier ?
— Heu, non. Désolé, je…
Il regarda par-dessus mon épaule.
— Vous attendiez quelqu’un d’autre ?
— Je, heu… (Il cligna des yeux comme s’il sortait du brouillard, puis me prit par le coude.) Vous devriez retourner voir Lizzie.
— Mouais. Pas très doué pour les subterfuges, hein ? Je vais vous donner un conseil. Si vous voulez vous débarrasser de quelqu’un, le pire que vous puissiez faire, c’est agir comme si vous essayiez de vous en débarrasser. La clé, c’est la subtilité. Mentir peut se révéler utile, mais vous risquez de vous y embourber. Les anges peuvent-ils mentir ?
— Eve, franchement, il faut que vous…
— … partiez ? Pas de ça. Il faut qu’on parle. À commencer par : « Qui est Dachev ? »
— Dach… (Il fronça les sourcils comme si son cerveau faisait la transition depuis la piste sur laquelle il était, quelle qu’elle soit, cligna des yeux, puis son regard esquiva le mien.) Je connais des centaines, sinon des milliers de personnes qui portent ce nom. C’est un patronyme très populaire en…
— Vous savez très bien duquel je parle. Celui qui a un lien avec la nixe. Celui dont vous ne voulez pas parler. Maintenant, crachez le morceau ou…
— Trsiel, lança une voix depuis le pas de la porte.
J’avoue que je m’attendais presque à ce que cette voix soit féminine. Chaque fois qu’un type est impatient de se débarrasser de vous, ça implique généralement une femme. Enfin, ça peut impliquer un homme, mais le sens est le même. Mais avec Trsiel, les chances qu’il interrompe une mission pour une liaison romantique – avec quelqu’un de l’un ou l’autre sexe – étaient proches de zéro.
La voix était masculine et possédait le timbre riche des anges. Je me retournai pour voir un homme d’à peu près mon âge, avec des cheveux blond-roux, bien bâti, vêtu d’un pantalon, d’une chemise de soirée à manches courtes et d’une cravate. Il lui manquait clairement le sens de la décontraction vestimentaire que possédait Trsiel, mais c’était sacrément moins dérangeant que les tenues irisées des autres sangs purs.
L’homme entra dans la pièce et regarda autour de lui.
— Le sous-sol abandonné d’une prison. (Il baissa les yeux.) Sol de terre battue, crottes de rat, la totale. Tu sais comment mettre les gens à l’aise.
Il regarda autour de lui puis s’arrêta, comme s’il me voyait pour la première fois. Ses yeux étaient d’un bleu néon encore plus vif que celui de Kristof. Lorsqu’il se tourna vers moi, Trsiel se raidit. Avant qu’il puisse réagir, l’homme se retrouva là, à moins de quinze centimètres de mon visage, plongeant le regard dans le mien. Trsiel ouvrit de grands yeux, au fond desquels dansait une peur authentique, et il bondit en avant, mais l’autre homme leva une main pour l’arrêter, puis s’écarta de moi.
— Eve Levine, dit-il en inclinant très légèrement la tête. C’est un plaisir. Votre père parle de vous en termes très flatteurs.
Mon père ? Avant que je puisse lui en demander davantage, l’homme me saisit la main. Sa poigne était ferme… et aussi chaude que la lame de l’épée de Trsiel. Quelques degrés plus chaude que le contact de celui-ci. Aucun des anges que j’avais vus n’avait dans le regard cet éclat familier.
— Je m’appelle Aratron, dit-il. Puisque Trsiel semble avoir temporairement oublié ses bonnes manières.
Je compris à qui je parlais et me redressai. Le démon de Glamis attendait peut-être mon respect, mais celui-là le possédait d’emblée. Aratron était un eudémon – non chaotique, et de haut rang. Je le saluai d’un signe de tête.
Aratron sourit, puis son regard passa tour à tour de Trsiel à moi.
— Donc, qu’est-ce que la fille de Balam trafique avec un ange ?
Trsiel haussa les épaules, mains toujours fourrées dans les poches. Il me rappelait ces gamins des Cabales qui étaient venus me voir pour obtenir des sorts au marché noir et qui faisaient leur première incursion dans le monde clandestin, furtifs et nerveux, comme des lycéens rencontrant leur premier dealer.
Voyant Aratron hausser les sourcils, Trsiel marmonna :
— On travaille.
— Alors tu as repris les affaires ? Parfait. Je ne sais pas pourquoi on t’en avait écarté en premier lieu. Tu étais l’un des meilleurs – bien au-dessus de la plupart de ces désignés.
Trsiel leva les yeux pour sonder le regard d’Aratron, cherchant une insulte ou insinuation derrière les mots, mais ses yeux étaient clairs et son intonation totalement dénuée de sarcasme.
— C’est… temporaire, répondit Trsiel.
Là encore, Aratron nous regarda tour à tour.
— Un ange de sang pur qui travaille temporairement avec un fantôme surnaturel. Ça ressemble étrangement à une formation. (Il s’interrompit, puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire.) Ah, ces Parques ont le sens de l’innovation, hein ? C’est l’une de leurs idées les plus originales pour l’instant. Et d’une intelligence sournoise, si je puis me permettre. Si vous voulez quelqu’un qui combatte efficacement le mal, il faut quelqu’un qui comprenne ce qu’il traque. Vous ferez un ange excellent, Eve… même si j’imagine que votre père s’en réjouira nettement moins.
— J’ai quelque chose à vous demander, dit Trsiel. Vous dites avoir une dette envers moi…
— Je vous dois un service. Et c’est le cas… même si j’avoue que je ne m’attendais plus à en entendre parler. Ça remonte à combien de temps maintenant, trois cents ans ?
— Eh bien, oui, comme je n’étais plus sur le terrain, je n’avais pas besoin de…
— Vous ne vouliez pas faire appel à moi. Je suis un démon. Un eudémon, peut-être, mais un démon néanmoins, et un tel contact – même à titre professionnel – est expressément interdit. (Il pencha la tête, une moue aux lèvres.) Enfin, peut-être pas expressément, mais implicitement, aucun doute là-dessus. Toutefois, votre nouvelle partenaire voit les choses différemment – de manière plus pragmatique – et vous a persuadé de faire appel à moi.
Trsiel me lança un coup d’œil.
— Euh, hum…
— C’est bien ça, dis-je. C’était mon idée, et si ça nous explose à la figure, je suis dans la merde vis-à-vis de Trsiel, alors je suis ravie que vous puissiez nous aider. Ce qu’il nous faudrait, c’est…
Je regardai Trsiel pour lui passer le ballon.
— Savoir qui est le démon du château Glamis, compléta-t-il.
Je ravalai ma surprise. En fin de compte, il n’avait peut-être pas passé son temps à se tourner les pouces en attendant que quelque chose se produise.
— Ah, dit Aratron. Le monstre de Glamis. (Il sourit.) Vous avez dû entendre les histoires, je suppose. L’enfant immortel difforme enfermé dans une pièce secrète ? Le comte qui joue aux cartes avec le diable pendant l’éternité ? Les emmurés qu’on laisse mourir de faim ? Les humains peuvent faire preuve d’une incroyable créativité parfois, vous ne trouvez pas ? Ce qu’ils ne comprennent pas, ils l’expliquent par des histoires, qu’ils pimentent par des bribes de vérité, comme des raisins secs dans un gâteau. Le véritable monstre de Glamis, comme vous l’avez découvert, n’était pas ce pauvre enfant mais un démon. Pas piégé pour l’éternité, mais emprisonné pour quelques centaines d’années, juste assez pour lui apprendre une leçon. Quant à son identité… (Il me regarda en souriant.) Je suis sûr qu’Eve aurait quelques hypothèses.
— Des démons qui ont disparu de la circulation depuis plusieurs siècles ? demandai-je. Hmm. Amduscias, Focalor, Dantalian…
Je m’arrêtai, envahie par un grand froid. Aratron ne remarqua pas ma réaction.
— Il y en a quelques-uns, hein ? répondit-il. C’est l’une des punitions préférées de Baal pour les subalternes qui ont encouru son courroux – ce qui n’est, je le crains, pas très difficile à accomplir.
— C’est Dantalian, n’est-ce pas ?
Il sourit.
— Bien joué.
Je m’efforçai de ne pas établir le lien le plus évident, de penser à tout sauf à ça, et m’empressai de reprendre les questions.
— Pourquoi Baal l’a-t-il enfermé ? C’est lié à cette pièce ? Au fait d’avoir emmuré ces hommes ?
Trsiel ricana.
— Ça m’étonnerait beaucoup que ce soit ça, son crime.
Aratron secoua la tête.
— Vos préjugés transparaissent, Trsiel. Un cacodémon pourrait effectivement être puni pour ce motif, mais pas pour la raison qui vous pousserait à trouver cet acte répréhensible. Si Dantalian avait emmuré ces hommes contre les souhaits de son maître, il serait puni pour son insolence. Toutefois, son erreur ne résidait pas là. (Il braqua sur moi des yeux pétillants.) Je doute que ça serve votre cause, mais voulez-vous connaître son histoire ?
Je hochai la tête, le cerveau toujours engourdi.
— Excellent. La curiosité pure est la marque des véritables étudiants. (Il regarda Trsiel, les yeux brillant toujours.) Vous pouvez approcher. Je sais que vous voulez entendre cette histoire autant qu’elle.
L’ange haussa les épaules mais, quand Aratron détourna le regard, il vint se glisser près de moi.
— Donc, l’un des comtes de Glamis était un semi-démon. Le propre fils de Baal. Comme Eve le sait, même les seigneurs démons ont peu de contacts avec leur progéniture. Ce qui ne les empêche pas de les regarder de loin, comme le fait Balam, mais il est rare qu’un cacodémon joue un rôle dans la vie de son enfant. Glamis, toutefois, chercha ce contact et présenta des arguments fort convaincants à Baal dans ce sens, en lui offrant des sacrifices et en se révélant le fils le plus obéissant qu’un père puisse désirer. Baal finit par le remarquer et, lorsque Glamis eut obtenu l’attention de son père, il demanda une offrande. Il allait sacrifier une dizaine d’hommes à Baal, non pas en les tuant simplement mais en les emmurant. En matière d’agonie, la seule chose plus atroce que d’être enterré vivant, c’est de l’être à plusieurs. Le… l’instinct animal finit par prendre le dessus et donna lieu à un véritable festin de chaos.
Je me rappelai les squelettes dans cette pièce et les marques de dents sur les os. Me voyant frissonner, Aratron guetta ma réaction avec la curiosité impassible d’un scientifique.
— Cette faveur, dit Trsiel. Que demanda-t-il en échange ?
— Ah, eh bien, il était question d’une dame, comme souvent. Une dame mariée qui résistait fermement à ses avances. Glamis, étudiant avide des textes arthuriens, y avait puisé sa solution.
— Il voulait pouvoir prendre la forme du mari de cette femme, dit-il. C’est là qu’intervient Dantalian. Sa spécialité, c’est la transmigration. Non pas prendre une autre forme, mais en posséder une.
Aratron sourit.
— Exactement. Baal alla trouver Dantalian et lui commanda de créer quelque chose qui permettrait à Glamis d’habiter le corps d’un autre homme. C’est, bien entendu, un talent que possèdent tous les démons. (Il désigna d’un geste sa forme actuelle – sans doute celle d’un garde de la prison.) Mais pour un semi-démon, c’est impossible. Baal confia à Dantalian la tâche de rendre la chose possible. Ce qu’il fit. Il créa un bijou.
— Une amulette, chuchotai-je. Qui permettrait à toute personne possédant du sang démoniaque de bénéficier pleinement du corps d’une personne vivante.
— Très bien. Alors vous en avez entendu parler ?
Avant que je puisse répondre, Trsiel m’interrompit.
— Mais si Dantalian a créé cette amulette, pourquoi Baal l’a-t-il emprisonné ?
— Parce que Glamis n’a jamais obtenu ce collier. Quant à savoir pourquoi, c’est une question à laquelle seuls Dantalian et Baal peuvent répondre. Certains pensent que Dantalian possédait un adepte parmi les Ogilvie – le clan que Glamis avait emmuré. D’autres, que Baal lui avait refusé une part du sacrifice. Dans tous les cas, Dantalian changea d’avis et cacha l’amulette, et Baal, pour le punir, le condamna à passer cinq cent cinquante-cinq ans emmuré dans cette pièce avec les Ogilvie.
— C’est ça que cherche la nixe, dis-je en me tournant vers Trsiel. L’Amulette de Dantalian.
Et c’était moi qui lui en avais parlé.
Lorsqu’on eut pris congé d’Aratron, on regagna la cellule d’Amanda Sullivan et je fis ma confession à Trsiel.
— C’est pour ça qu’elle s’est rendue à Glamis, dis-je en conclusion de mon récit. Depuis le début, je cherche à comprendre ses motivations, alors que je les avais sous les yeux pendant tout ce temps. Elle veut la même chose que moi : être capable d’agir dans le monde des vivants. Elle en a marre de compter sur ses partenaires pour la nourrir. C’est pour cette raison qu’elle est allée trouver Luther Ross. La raison même qui m’a poussée à m’intéresser à lui, afin de me permettre de franchir cette barrière. Mais ce n’est rien comparé à ce qu’elle pourrait faire avec l’Amulette de Dantalian. Et je l’y ai conduite tout droit.
— Nous n’en avons aucune certitude, répondit-il doucement.
Je ne le contredis pas, mais nous savions tous deux que ce n’était pas une coïncidence. Je me rappelai le jeune chasseur déclarant qu’il avait vu quelque chose remuer dans les bois près de l’endroit où nous avions atterri, et je me rappelais le grincement dans le couloir avant l’arrivée de Trsiel. Elle m’avait suivie, et je l’avais récompensée de ses efforts au-delà de ses rêves les plus fous. Dès qu’elle avait appris l’existence de l’amulette, le nom de son créateur et ses effets, elle avait foncé tout droit à Glamis, où elle devait savoir que Dantalian était emprisonné.
— Si elle obtient cette amulette, ça va nous compliquer la tâche, dit Trsiel. Mais je doute que ça se produise. Dantalian ne lui dira jamais où elle se trouve.
— Ah non ? Il ne l’aime peut-être pas beaucoup, mais combien de temps pensez-vous qu’il s’écoulera avant qu’il décide que le lui dire – et la regarder causer des ravages sous forme humaine – est plus gratifiant que de le lui refuser ? Il faut qu’on la trouve en premier.
Il hocha la tête.
— Mais la seule personne qui sache où elle se trouve…
— Est la seule à qui nous puissions le demander.
— Il est hors de question que nous marchandions avec un démon. (Il me regarda.) Et ne me dites pas que je l’ai déjà fait. Mon pacte avec Aratron était à sens unique. J’ai fait quelque chose autrefois, à mon insu, qui lui a profité, et il m’a promis un service en échange. Ce n’était pas un marché.
— Nous n’allons pas marchander avec Dantalian.
— Parfait, parce que…
— C’est Kristof qui va le faire. Il est très doué pour négocier avec les démons.
Trsiel roula des yeux, comme s’il n’était pas surpris.
— Ce n’est peut-être pas votre façon de procéder, mais nous allons utiliser toute solution – et toute personne – qui se révèle utile.
— Si vous l’avez déjà fait, alors vous pouvez vous en charger. Inutile d’impliquer quelqu’un d’autre.
— J’ai dit que j’avais marchandé avec eux. Je n’ai jamais négocié avec eux. Pour ça, j’engage des professionnels. Si on fait bien les choses, c’est une honnête transaction. Sinon, eh bien, on est foutus, parce qu’il n’y a pas un seul démon vivant qui refuserait de profiter de la bêtise ou de la naïveté. Kristof saura s’y prendre.
Trsiel s’appuya contre le mur, bras croisés. Quelques minutes plus tard, il secoua la tête.
— Alors allons le chercher.